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Le poids du silence

Les idées sont toutes là, à faire la file dans sa tête, prêtes à sortir de sa bouche. Pourtant, quelque chose l’en empêche. Elle semble hésiter, s’accrocher les pieds dans un mot. Elle se censure, donc. Elle va à l’essentiel et parfois, elle laisse de côté l’idée pour y revenir plus tard, quand les mots auront mûris et qu’ils seront prêts à sortir de sa bouche, de sa tête.

En arrivant au café où nous nous étions donné rendez-vous, je la vois. Elle est dans l’embrasure de la porte. Elle se retourne énergiquement et je vois ses cheveux qui s’élancent vers le côté, à l’aide du mouvement de sa tête, qui me permet ainsi de voir son visage. Des yeux éloquents, un visage expressif. Décidément, une fille pleine de vie.

Pour avoir vécu, elle a vécu.

D’abord, la séparation de ses parents à l’âge de 4 ans. Puis, la conjointe de son père; cette femme pour laquelle il a quitté sa mère. Puis, le conjoint de sa mère. Puis, ses sœurs. Toutes différentes d’elle. Une ambiance règne depuis toujours, dans cette famille maintenant éclatée : le non-dit. Mais Maude, elle veut parler. Mais son bégaiement l’en empêche parfois. Les autres membres de la famille ont toutes les facultés physiques pour s’exprimer librement. Pourtant, ils ont fait le choix de ne pas le faire.

Maude a peu d’amis au primaire; peut-être en raison de son bégaiement, peut-être en raison du spectre du silence qu’elle trimbale sur son dos depuis longtemps, déjà. Peut-être en raison des idées qui se bousculent dans sa tête, lorsqu’elles en ont marre de faire la file. Peut-être en raison des souffrances accumulées, aussi.

Deux garçons : Benoît et Simon. Ils se moquent d’elle alors qu’elle fait un exposé oral, parfois interrompu par le silence, par la première syllabe du mot que Maude veut énoncer. Sa réponse ? « Hey, c’est pas de ma faute si je bégaie. Arrêtez de rire de moi! ». Elle ne se laisse pas marcher sur les pieds, Maude.

Sans savoir pourquoi, en fait. Elle a cette force en elle, cette lumière qui lui fait espérer des jours meilleurs, des jours heureux. Qui la poussent à s’affirmer, à s’exprimer.

La conjointe de son père meurt, 8 ans après le début de leur union. Elle meurt d’un cancer du sein, qui l’aura fait souffrir 3 longues années, pendant lesquelles il fallait encore garder le silence, pour ne pas l’épuiser. Son père ne pleure pas, pas plus que ses enfants à elle. Mais Maude, elle, elle pleure. Personne ne sait quoi lui dire pour l’apaiser. Personne ne comprend pourquoi, non plus. « Ce n’est que ta belle-mère, tu ne la connais pas depuis si longtemps, pourtant… ».

Autour d’elle personne ne répond à son besoin : celui de se faire valider dans sa peine, dans sa perte.

Puis, elle se fait abandonner par sa meilleure amie, qui n’a même pas crié « gare ». La même chose se produit en secondaire 5, avec sa meilleure amie de l’époque. Elle se fait des amies, qu’elle garde à distance. Elle ne veut pas trop s’investir. Elle garde ainsi le contrôle. Elle ne s’attache pas; ainsi, si elles partent, Maude ne souffrira pas de leur perte.

En secondaire 2, aussi, elle découvre l’alcool. Elle boit. Beaucoup. Elle boit à en vomir, elle boit à se frapper, elle boit à crier, à pleurer, aussi. Diagnostic : coma éthylique. Elle passe la nuit à l’urgence. Une fois, rendue à l’Université, elle se rend de nouveau à l’hôpital. Trois fois. En rencontrant le psychiatre, elle lui dit que ça va bien, que ce n’est qu’à cause de l’alcool. « Ok », qu’il dit. Elle rentre chez elle. Elle n’a jamais informé ses proches de ces visites à l’hôpital.

Alors qu’elle n’a que 14 ans, elle fait une tentative de suicide, qu’elle avorte elle-même. En gobant des cachets, elle s’arrête. « Non, ce n’est pas ça que je veux, moi ». Elle a cependant mal au ventre, par la suite. Pendant 24h, elle sera souffrante. Ses proches ne se posent pas de questions. Ils trouvent une lettre de 2 pages que Maude a écrit, dans laquelle elle énonce à quel point elle ne tient pas à la vie. Ils lui demandent si tout va bien. « Ah oui oui, ça va bien ». « Ok », qu’ils répondent. Tout le monde lui répond « Ok ».

Elle arrive à berner bien des gens, sauf elle-même.

C’est que Maude est très consciente de sa souffrance : « Parfois, je ne veux pas énoncer mes souffrances de peur qu’elles ne deviennent tangibles, réelles. Mais je le sais, ça. Plusieurs personnes le font sans le savoir. ».

Au cégep, elle découvre le sport. Le vélo, en fait. Aujourd’hui, elle s’entraîne 6 fois par semaine et elle se retient parfois pour ne pas en faire plus. Elle court, aussi. Et elle gagne des courses! Des médailles! D’or, de bronze. Elle envie parfois ses coéquipiers qui se font accueillir au fil d’arrivée par leur famille, leur conjoint, leurs enfants, leurs parents. Ils les prennent alors en photo, les sert dans leurs bras. Maude, elle, personne ne l’attend au bout du fil.

À l’Université, deux superviseurs de stage la poussent à se dépasser, à se connecter à elle-même. Ça fait mal. Mais ça prend beaucoup d’amour, pour que des gens fassent cela pour elle. Elle le sait. Elle en est reconnaissante, aussi.

Aujourd’hui, elle a pris conscience que ses parents n’ont pas répondu à ses besoins. Qu’ils ne l’ont pas écoutée, qu’ils ne l’ont pas validée dans qui elle était, dans comment elle était. Qu’ils ont fermé les yeux devant la souffrance de leur fille, parce que ça leur faisait mal. Parce qu’ils n’étaient pas outillés pour y faire face. « Ça m’énerve, quand les gens me disent : « Tes parents ont fait ce qu’ils ont pu! » ». Il y a une distinction à faire entre ce que l’on a pu faire et ce que l’on aurait du faire.

Maude est comme vous et moi. Maude est une fille brillante, intéressée, intéressante, jolie, sportive, universitaire, psychoéducatrice. Vous la croiseriez dans la rue, vous ne pourriez pas imaginer qu’elle est bègue, qu’elle a fait une dépression, qu’elle a mal à son enfance et qu’elle a du mal à s’ouvrir aux autres.

Que pensent les gens de vous, quand il vous croise dans la rue?

-Stéphanie Deslauriers