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Je n’ai pas vécu le Viet Nam. Je l’ai entendu.

Hier matin, je me suis levée tôt. L’appartement était tranquille, tout comme l’étaient le bloc, la rue. Et moi, aussi. Je me suis préparée, en pensant aux parents que j’allais rencontrer aujourd’hui, afin de faire un bilan de l’année scolaire passée auprès de leur enfant à titre de psychoéducatrice.

Il y a toujours quelque chose d’émouvant, dans ces rencontres. On parle de leur enfant, de leurs forces, de leurs limites, de ce qu’ils sont, de comment ils sont, de qui ils sont. De qui ils deviendront, peut-être. On prend un moment de recul pour regarder le plus objectivement possible les derniers mois, ce qui a été travaillé, ce qui a fonctionné. Ce qui a moins bien fonctionné, aussi. On se partage les réussites de leur enfant, on se partage les leurs aussi, les miennes. Et les nôtres.

On s’exprime notre joie d’avoir collaboré, d’avoir mis nos efforts ensemble pour permettre à leur enfant de s’adapter, d’être moins timide, moins agressif, plus conscient de lui, des autres, de son environnement.

On se souhaite un bel été, du beau temps, du bonheur en se disant qu’on se tiendra au courant, en septembre prochain. On sait que l’année telle qu’on l’a connue est terminée; que leur enfant a vieilli d’un an, qu’il passe en première année, qu’il entame le deuxième cycle, qu’il s’en va au secondaire, qu’il grandira, qu’il vieillira, qu’il apprendra, qu’il deviendra, tout doucement. On est un peu nostalgique de l’année, alors qu’elle n’est pas tout à fait terminée. On se souvient d’où on est parti et on prend le temps de regarder le chemin parcouru et surtout, la destination qu’on a atteinte.

Hier, matin, je suis arrivée à l’école très tôt; seuls le concierge et le cuisinier étaient arrivés.

J’entretiens des relations cordiales avec mes voisins de bureau : les cuisines, justement. On discute, on rit, ils me donnent des biscuits en douce, alors qu’ils sortent tout juste du four. Ils m’offre du café, du thé, de l’eau fraîche, des sourires, des blagues, des discussions furtives, alors que je file à toute allure dans le corridor, déjà en retard pour mon prochain rendez-vous, alors que le précédent est à peine terminé, alors qu’ils coupent les légumes, brassent la sauce, font cuire la viande.

Hier matin, la cordialité s’est transformée en intimité.

Mon collègue cuisinier me rend toujours service; quand j’ai besoin d’une tasse, de papiers mouchoirs, de n’importe quoi. Hier matin, j’avais justement besoin de mouchoirs. Il va dans son arrière boutique pour m’en donner et commence à me parler, dans le cadre de porte. À vraiment me parler. De son fils, de ses souffrances. Des sacrifices qu’il a du faire en tant que père et travailleur. De sa mère malade, au Viet Nam.

Puis, de son enfance passée au centre du Viet Nam. Tout juste entre le Nord et le Sud. Des bombes. De celle tombée sur sa maison qui n’a, par je ne sais quel miracle, fait aucun blessé ni  aucun mort. Des corps qui jonchaient le sol, la rue, ses nuits, ses rêves.

Puis, de sa jeunesse. Et de son départ, seul, sur un bateau qui avait une capacité maximale de 40 personnes, malgré que 84 y soient montées. Et que deux d’entre elles se sont fait interceptées avant leur montée sur le bateau. Et des 18 mois passés en Malaisie. « C’était long, Stéphanie. Le temps était long. Tellement long. ». Quand il est arrivé, il a remarqué que les gens déjà présents dans le camp de réfugiés avaient les ongles d’orteils et des mains bien coupés, bien limés. Qu’ils n’avaient pas de petites peaux mortes autour. Il se disait que les Vietnamiens étaient bien fiers! Ou peut-être qu’ils avaient les mains et les pieds ainsi en raison du sable?

Puis, il a su qu’il s’agissait en fait de l’œuvre des rats. Parce qu’ils viennent, la nuit. Ils s’immiscent entre les réfugiés, leur ronge les ongles des doigts et des orteils. Puis, il a compris qu’il aurait à cohabiter avec les rats. Et que ces derniers allaient le parasiter. Il a été traumatisé par un rat qui l’a escaladé; il l’a attrapé et l’a lancé au sol. Il m’a décrit la marre de sang, le lendemain matin, l’odeur du rat mort. Et la peur. Celle qui est restée au fil des nuits. De toutes les nuits. « C’est long, 18 mois ».

Je l’ai écouté, pendant une vingtaine de minutes. Je savais qu’il me parlait, mais qu’il n’était plus avec moi. Je savais qu’il revoyait, ressentait, revivait ce qu’il me racontait. Je savais qu’il était retourné à 22 ans, alors qu’il était en Malaisie, que le temps s’égrenait. Que la solitude, tout comme les rats, le rongeait. Qu’il pensait à sa famille, restée derrière. À sa mère, du temps qu’elle n’était pas malade.

Et quand il a eu fini, je l’ai senti revenir à l’école, dans le cadre de porte. Je l’ai pris par l’épaule. Je l’ai remercié. Vraiment remercié. Et c’est lui qui m’a prise par l’épaule en me remerciant à son tour. De l’avoir écouté. Ça lui avait fait du bien, qu’il m’a dit. De parler. De partager. De se sentir écouté, même si « on ne peut pas comprendre ça, tant qu’on ne l’a pas vécu ».

Il a fait ma journée; ça m’a énergisé, cette dose de confiance, d’intimité, d’authenticité. Et je crois bien que lui aussi, ça lui a fait le même effet.

-Stéphanie Deslauriers